Monsieur le Ministre,
Il m’est douloureux de contourner les règles de politesse républicaine qui, habituellement, incitent à commencer une telle correspondance par des félicitations. Cependant, en toute objectivité, le bilan de votre mandat depuis votre entrée en fonction ne suscite ni émerveillement ni reconnaissance. Bien que certaines réalisations puissent être louables, elles restent trop discrètes pour atténuer le malaise profond qui prévaut dans le secteur éducatif haïtien. Écrire cette lettre est moins un choix que-un devoir, tant sur le plan civique que moral.
Je ne vous tiendrai pas pour entièrement responsable de la détresse du système éducatif national. Vous avez hérité d’un ministère que bien d’autres avant vous ont laissé en friche, étouffé par des décisions creuses et une gestion étriquée. Cependant, aujourd’hui, c’est à vous qu’incombe la lourde tâche de redresser la barre, de porter avec fermeté et humanité les espoirs d’un secteur essentiel pour l’avenir de notre pays : l’éducation.
Je n’insisterai pas ici sur les revendications légitimes des enseignants, qu’il s’agisse de nominations, de retards de salaire, d’absence de couverture santé digne, de cartes de débit invalides ou encore de l’absence d’ajustements salariaux. Ces problèmes, traités avec une désinvolture inquiétante, oscillant entre mutisme administratif et promesses vides, mériteraient pourtant une attention particulière. Non plus que je n’évoquerai les conditions humiliantes, voire brutales, infligées à ces hommes et femmes par certains agents zélés, alors qu’ils devraient être protégés.
Mais je vous pose une question fondamentale, Monsieur le Ministre : quelle considération avez-vous réellement pour ces enseignantes et enseignants qui constituent l’âme de votre ministère ? Avez-vous seulement idée des conditions dans lesquelles ces professionnels travaillent ? Malgré les retards de paiement, les menaces sécuritaires, les incertitudes et l’absence totale de reconnaissance institutionnelle, ils continuent, avec un dévouement héroïque, à transmettre la connaissance à nos enfants. Avez-vous conscience que, pour fuir l’insécurité, nombreux d’entre eux ont dû quitter leur zone d’affectation, se réfugiant dans d’autres villes où ils manquent de logement et de repères, tout en risquant leur vie pour rejoindre la capitale, parfois en bateau, parfois à moto, sur des routes périlleuses, uniquement pour percevoir un chèque dérisoire à peine suffisant à couvrir leurs frais de transport ? Savez-vous combien d’entre eux dorment aujourd’hui dans des sites de déplacés internes, enseignants comme élèves, privés de tout, mais continuant à porter la mission éducative à bout de bras ?
Monsieur le Ministre, quelles réponses votre ministère apporte-t-il à cette détresse ? Où sont vos conseillers ? Où est votre voix au sein de ce gouvernement dont vous êtes un pilier ? L’état lamentable des infrastructures éducatives, les bâtiments scolaires abandonnés, détruits ou déserts, les espaces loués sans transparence ni efficacité, sont autant de signes d’un système en déroute. Et pourtant, les fonds sont débloqués, les projets sont annoncés. Mais la réalité demeure inchangée : les élèves cherchent leur salle de classe, les professeurs leur dignité, et le peuple son avenir.
L’éducation ne peut être reléguée au rang de simple slogan électoral ou d’outil de propagande. Elle doit être au cœur du projet de société. Un pays sans politique éducative cohérente, juste et humaine, est condamné à errer dans les couloirs de l’instabilité permanente.
Je ne prétends pas vous donner des leçons ni vous dicter des ordres, Monsieur le Ministre. Mais je vous rappelle que si vous aviez élaboré ne serait-ce qu’un embryon de politique publique ambitieuse, en mettant l’humain au centre, vous auriez pu initier de véritables transformations. Certes, tout ne peut être réglé d’un trait de plume. Mais il est des urgences qui ont trop attendu.
Un enseignant affamé ne peut instruire. Un éducateur humilié ne peut inspirer. Un professeur désabusé ne peut espérer.
Enfin, permettez-moi de souligner la désorganisation extrême de vos services. Comment accepter que le ministère soit éclaté en plusieurs adresses, parfois inconnues du public, alors que des millions de gourdes sont affectés à la location de nouveaux espaces sans vision d’ensemble ? Ce désordre nuit à l’efficacité du service public et alimente la défiance.
Vous êtes l’État, Monsieur le Ministre. Vous êtes responsable non seulement devant la loi, mais aussi devant l’Histoire. Il ne s’agit pas d’un simple poste, mais d’une mission qui engage la destinée de toute une génération.
Avez-vous, dans un moment de lucidité, regardé dans les yeux un enseignant survivant de cette crise, et pensé à ce qu’il retiendra de votre passage à la tête du MENFP ?
Je vous laisse avec cette salutation – une salutation lourde de colère, de tristesse et de frustration – celle d’une enseignante, mais surtout d’une citoyenne qui refuse d’abdiquer devant l’indifférence.
Spensherly Claude
Enseignante et citoyenne
Port-au-Prince, mai 2025
Rédaction Kominotek NEWS